"Les archives déplacées" par Atoumane M'Baye, correspondant du PIAF au Sénégal

Member for

10 années 3 mois

En quoi l'expérience de la Direction des Archives du Sénégal peut-elle être utile au groupe de travail sur les archives déplacées ? Cas pratiques du fonds de l'ex-AOF et des archives de Guinée Bissau 

--------------

La problématique sur les archives déplacées procède tout d'abord d'un questionnement sur une situation exceptionnelle car la bonne règle en cette matière est de conserver les archives dans le contexte de leur création. Or, qui dit contexte évoque implicitement une époque mais aussi des acteurs et un lieu géographique précis. Si aujourd'hui le thème des archives déplacées s'est invité dans le débat sur la mémoire des peuples et des nations, c'est que les cas existent – nombreux et différents - où des archives se trouvent pour une raison ou pour une autre hors des frontières des pays où elles ont été produites pour y avoir été transférées.

Certes, les circonstances qui ont favorisé cette situation sont de plusieurs ordres : conflits armés, sinistres, trafic international d'archives mais aussi décolonisation. 

Si dans le cas des documents déplacés pour cause de sinistre, la restitution ne pose généralement pas de problème, le transfert pouvant ici être perçu comme une action d'ordre humanitaire (aide d'urgence pour la sauvegarde d'un patrimoine en péril), il n'en est pas de même pour les déplacements dus à des conflits armés, à un trafic international d'archives ou à la décolonisation qui constituent autant de situations pour lesquelles de claires dispositions juridico-diplomatiques doivent être prises sur le plan international en vue d'établir d'abord les droits des différentes parties aux contentieux et ensuite de déterminer les modalités de restitution des archives ayant fait l'objet d'un déplacement.

En ce qui concerne les cas d'archives déplacées à la faveur de conflits armés ou du fait d'un trafic international, des mesures préventives peuvent être édictées en amont, chaque pays devant prévoir un cadre législatif et réglementaire propre à assurer un contrôle sérieux et à réprimer le cas échéant le transport d'archives hors des limites nationales. Pour leur restitution, le mobile délictuel ayant conduit à leur déplacement (vol, razzia) constitue dans ces cas-là un argument qui va de soi.

Dans le cas du Sénégal, le chapitre III (dispositions pénales) article 26 de la loi n°2006-19 du 30 juin 2006 relative aux archives et aux documents administratifs, prévoit un emprisonnement de 6 mois à 2 ans et une amende de 100.000 à 1.000.000 F CFA pour toute personne qui aura volontairement sorti des archives du territoire national en violation des dispositions réglementaires en vigueur.  L'exécution de cet article met à contribution les services de police et de douane au niveau des frontières.

Quant au problème des archives déplacées à la faveur de la décolonisation, il a très tôt fait le lit d'un autre problème plus épineux avec l'apparition de contentieux archivistiques internationaux, les peuples s'estimant « spoliés » faisant valoir leur droit de restitution de ce qui leur appartient à savoir des éléments importants de leur mémoire collective au moment où les anciennes puissances coloniales, détentrices de ces archives, leur opposent l'argument des « archives de souveraineté » élaborées et/ou reçues sous leur administration.

A cette étape de notre questionnement pour trouver une solution acceptable au problème récurrent des archives déplacées et pour leur protection, il est difficile et même impossible de faire l'économie sur une définition satisfaisante de la notion de propriété. La propriété d'après le dictionnaire « est le droit de disposer et de jouir de ce qui nous appartient, de notre bien ». Pour aller un peu plus loin dans le raisonnement on peut dire qu'un bien est ce que nous possédons par production, achat, don ou legs.

Sous ce rapport, les archives constituent un bien légué par les générations précédentes et donc un patrimoine. Les archives étant à la fois un patrimoine matériel (supports) et immatériel (contenus), la question de leur propriété reste complexe.

Pour mieux poser le problème de la propriété lorsque celle-ci s'applique aux archives, il nous semble utile de le ramener à l'échelle des individus.

Comment comprendre aujourd'hui que, de plus en plus, les législations archivistiques et informatiques reconnaissent aux individus l'entière propriété des informations nominatives les concernant au point même d'en interdire la conservation aux structures étatiques et la dénier aux peuples qui ne sont rien d'autres que des groupes d'individus certes liés par l'histoire, la géographie et la culture ? Il y a là comme une incohérence qu'il me semble difficile à expliquer.

Dans le cas des archives coloniales déplacées, il s'agit, à notre sens, de trouver un juste équilibre entre le droit du colonisateur à emporter avec lui son bien entendu dans le sens de sa production et le droit du peuple anciennement colonisé à disposer aussi de son bien entendu dans le sens de son patrimoine culturel.

C'est à ce débat que les archivistes, juristes, diplomates et gouvernants du monde entier sont aujourd'hui conviés pour trouver une solution juste et définitive à cet épineux dilemme archivistique. Dés lors, il s'agira au cours de cette rencontre de se poser les bonnes questions afin de leur apporter les réponses idoines. Sous quelles formes le « rapatriement » des archives déplacées devra-t-il se faire ? S'agira-t-il d'une restitution des originaux ou devra-t-on aller vers la délivrance de copies certifiées conformes ? Quelle partie au contentieux doit prendre en charge les frais de ce « rapatriement » sous quelque forme qu'il se présente (originaux, photocopies, microfilms, documents numérisés) ? Et si, comme c'est le cas pour l'Algérie, le pays demandeur ne dispose pas d'informations quantitatives sur les archives déplacées, quelles seront les mesures à prendre pour éviter d'éventuelles rétentions ou falsifications ? Va-t-il y avoir une tierce partie qui sera chargée de l'évaluation des archives contentieuses ? Quel rôle devra jouer le Conseil international des archives dans l'arbitrage des contentieux ? Quelles seront les instances de recours et les mesures coercitives à prévoir en cas de refus d'exécution par une partie non signataire de la convention à établir ?

Autant de questions qui nous amènent à verser dans la réflexion une expérience de la Direction des Archives du Sénégal dans ce domaine pour servir de source d'inspiration au Groupe de travail sur les archives déplacées.

En Afrique, force est de constater qu'une part non négligeable du patrimoine historique et culturel (objets de musée, documents d'archives) se trouve dans des pays occidentaux qu'ils aient été ou pas colonisateurs. Si dans le cas de l'Algérie, les archives ont été emportées par la France au moment de l'indépendance, elles l'ont aussi été –même si les circonstances ne sont pas les mêmes- par la même puissance coloniale pour les archives de l'ex fédération d'Afrique Equatoriale Française (A.E.F.) qui regroupait sous le joug colonial français plusieurs pays d'Afrique centrale et pour les archives de Madagascar.

Le fonds de l'ex fédération d'Afrique Occidentale Française (A.O.F. 1895-1959), patrimoine commun à la France et à ses huit anciennes colonies d'Afrique de l'Ouest, a quant à lui été laissé sur place à Dakar, capitale de la défunte fédération. Il est sous la garde de la Direction des Archives du Sénégal.

C'est ainsi que, de façon tacite, une convention a été établie dès le début des années 1960 entre la Direction des Archives de France et la Direction des Archives du Sénégal, gestionnaire du fonds d'archives, pour le microfilmage au profit de la France du fonds d'archives de l'ex-A.O.F. en échange d'une assistance en matière d'équipement et de renforcement des capacités techniques du personnel (stages). Plusieurs bobines ont été réalisées mais il faut reconnaître qu'à ce jour le travail n'est pas encore achevé car il s'agit de reproduire l'ensemble du fonds et le travail n'est aujourd'hui assuré que par un seul technicien.

Dans le sens inverse, il faut également signaler que la sous-série C6 conservée aux Archives de France et qui concerne la période des comptoirs commerciaux français (avant 1816) est disponible aux Archives du Sénégal sous forme de microfilm.

Tout cela a fait qu'à un certain moment, les autres ex-colonies membres de l'A.O.F ont exigé le « rapatriement » de leurs archives restées à Dakar mais très vite cette démarche a été abandonnée car le terme « rapatriement » renvoie à la notion de patrie et au moment où naissaient ces archives la patrie c'était le territoire de l'AOF, partie intégrante de la République française.

Les pays demandeurs devaient-ils adresser leurs requêtes (ou exigences) à la France ancienne puissance colonisatrice ou au Sénégal pays détenteur du fonds ? Qu'y avait-il lieu de faire en l'absence d'instruments juridiques internationaux ? Devant cette impasse, certains pays ont choisi depuis quelques années maintenant une approche plus diplomatique sachant qu'en aucun cas le fonds de l'AOF, inscrit depuis 1997 par l'UNESCO dans le registre « Mémoire du monde », ne doit être démembré sous peine de remettre en cause le sacro-saint principe archivistique du respect de l'intégrité des fonds mais également pour éviter la dispersion d'une mémoire collective dont chaque élément constitue un maillon, un neurone.

C'est ainsi qu'entre 2003 et 2005 le Niger qui était également une colonie membre de l'A.O.F a entrepris  de procéder à ses frais au microfilmage de la partie qui l'intéresse dans le fonds. Un répertoire sélectif sur les sources de l'histoire du Niger conservées aux Archives du Sénégal a été élaboré et les archives ainsi identifiées ont été microfilmées par le laboratoire de la Direction des Archives du Sénégal. 129 bobines de microfilm de 35mm ont été réalisées avec la participation du début à la fin de l'opération d'un agent de la Direction des Archives du Niger à qui une formation de technicien a été dispensée.

Avant le Niger, le Burkina Faso (ex-colonie de la Haute-Volta)  avait photocopié une bonne partie des documents l'intéressant dans le fonds. La Guinée quant à elle a vu cette entreprise compromise par la péremption des produits qu'elle avait acquis pour le microfilmage des sources de son histoire à partir du fonds de l'AOF.

Plus récemment, c'est le Bénin (ex-colonie du Dahomey) qui a dépêché une mission auprès des autorités sénégalaises pour arrêter les modalités de reproduction de « sa part » dans le patrimoine commun qu'est le fonds d'archives de l'AOF. Les négociations ont été menées sur des bases saines et amicales avec la Direction des Archives du Sénégal.

Aujourd'hui, tout pays anciennement membre de l'A.O.F peut, s'il le désire, adopter la même démarche que le Niger, le Burkina Faso, la Guinée ou le Bénin pour avoir copie des archives l'intéressant dans le fonds de l'AO.F qui reste un patrimoine commun à la France et à ses anciennes colonies en Afrique de l'Ouest mais aussi à l'humanité entière.

L'autre expérience de la Direction des Archives du Sénégal est relative à la protection internationale des archives. Elle concerne le cas des archives de la Guinée Bissau, cette ancienne colonie portugaise indépendante depuis 1974 et situé à la frontière sud du Sénégal. En 1998, un soulèvement militaire avait plongé le pays dans la guerre civile. Pour éviter que les troubles ne débordent sur la Casamance, région méridionale du Sénégal, et pour répondre à la demande d'assistance du Président démocratiquement élu, le Sénégal envoya des troupes en Guinée Bissau pour aider au retour à l'ordre constitutionnel. Au cours des affrontements, une bonne partie des archives fut détruite, une autre partie dispersée.

C'est pour sauvegarder le patrimoine archivistique de ce pays que lorsque la situation est redevenue normale, le Sénégal et la Guinée Bissau ont entrepris une démarche commune pour trouver un financement pour la collecte des archives éparpillées de part et d'autre de la frontière. Le financement a été obtenu et une mission de reconnaissance a été menée. Aujourd'hui, c'est l'instabilité dans ce pays qui retarde encore le démarrage du travail.  

Source : Atoumane Mbaye, Directeur-adjoint des Archives du Sénégal, correspondant officiel du PIAF