Les Archives nationales de Luxembourg (2/2)
N° 18
(10 décembre 2018)
Madame Kirps, Directrice des Archives nationales du Grand-Duché de Luxembourg, Madame Zeien, responsable de la Section ancienne et corédactrice de la loi, et Madame Simic, responsable des Relations publiques et du Service éducatif, ont très aimablement accepté de nous recevoir et de répondre à nos questions sur ce texte de loi (La nouvelle loi d’archives du Grand-Duché de Luxembourg 1/2). Cet entretien nous a également permis de découvrir les Archives nationales du Grand-Duché de Luxembourg ainsi que quelques projets novateurs qui y ont été, ou y sont, menés.
Cet entretien a duré 2h30.
Copyright Fabrizio Maltese
Présentation des Archives nationales de Luxembourg
C.B : Pourriez-vous décrire en quelques phrases l’institution des Archives nationales du Luxembourg ?
Nadine Zeien : L’année 1796 a marqué la naissance de notre institution. Le Luxembourg est alors un département français –le département des Forêts- ; l’administration française y crée les archives départementales des Forêts. Cette institution s’est ensuite transformée en Archives nationales. Aujourd’hui nous conservons 45 km linéaires d’archives répartis sur trois sites et cinq dépôts. Cette répartition pose des problèmes logistiques évidents : nous n’avons par exemple que deux salles de lecture (une pour les originaux, une pour les microfilms), toutes deux dans le bâtiment central où nous nous trouvons. Il faut donc acheminer les documents. Nous avons numérisé à peu près 1% de nos fonds.
L’institution emploie 33 agents fixes et 10 agents temporaires, ce qui est peu.
Notre site internet a été lancé en 2008 et réactualisé en 2016. En 2017, il a accueilli 25 700 visiteurs uniques, 132 000 pages ont été vues. Notre site de recherche et de consultation en ligne a accueilli la même année 11 000 visiteurs uniques qui ont visionné 1,2 millions de pages.
Site internet et politique d'archivage numérique
C.B : Parlons plus en détail de votre site qui est remarquable (LIEN) et en particulier de l’opération de crowdsourcing, lancée le 30 avril 2018. Elle a rencontré un grand succès : en moins d’une semaine, les 3 000 actes de décès (1798-1814) mis en ligne ont été annotés par les internautes.
Avez-vous eu le temps depuis avril dernier d’évaluer la qualité de ce travail collaboratif ? Allez-vous réitérer cette expérience ?
Josée Kirps : Cette opération est une première pour nous et le succès qu’elle a remporté nous a pris de court. Nous avions volontairement opté pour un petit projet sans trop savoir si nous rencontrerions un écho ou pas… C’est Sanja Simic, responsable des Relations publiques et du Service éducatif, qui, avec le conservateur des fonds modernes, s’en est occupée. Nous avions prévu de clore le site au bout de six mois en cas d’échec de l’opération.
Sanja Simic : Nous avions un peu communiqué sur l’opération auprès de nos chercheurs, via Facebook et par communiqué de presse. Mais très peu en fait. On est presque tenté de se dire que cela s’est fait tout seul. On ne s’attendait vraiment pas à cette réussite fulgurante !
Josée Kirps : Cela a vraiment été une très bonne expérience et ce d’autant plus que nous avons pris le temps d’évaluer la qualité des annotations, elles sont excellentes. Nous avons donc décidé de réitérer l’expérience avec un projet plus ambitieux qui porte sur les 19 registres de conscription datant du début du XIXème siècle. Le lancement est prévu au printemps 2019. La masse des documents concernés va nous pousser à établir des méthodes de vérifications plus automatisées qu’à l’issue de notre première expérience.
Nadine Zeien : Nous avons créé pour cette première expérience de crowdsourcing un site dédié que nous avons voulu esthétique et ludique. Nous allons le réutiliser pour notre projet sur les registres de conscription. C’est pour cela que nous avons choisi un sujet assez proche du premier.
C.B : J’ai fait une autre heureuse découverte sur votre site : la rubrique pédagogique intitulée « Gérer ses archives ». Elle propose quelques pages d’initiation à la gestion et conservation des archives. A qui cette rubrique est-elle destinée ?
Josée Kirps : Cette rubrique existe depuis 2016 et a été crée par le Service Collecte, conseil et encadrement. Elle était à l’époque destinée aux producteurs d’archives publiques. En effet, l’absence de loi nous obligeait à mener des campagnes d’informations et de formations (à l’Institut National de l’Administration Publique -ou INAP- qui est l’Institut de formations des employés publics) auprès des producteurs afin de s’assurer de la bonne préservation et conservation de leurs archives. La demande était grande.
Nadine Zeien : comme on n’avait pas de loi, il fallait travailler auprès des producteurs publics pour expliquer de manière proactive quels étaient les enjeux de l’archivage. Ils avaient un grand pouvoir de décision dans ce qu’ils allaient nous soumettre ou pas. Nous nous sommes aperçus que cette rubrique était aussi utile aux chercheurs, aux amateurs et aux producteurs d’archives privées (entreprises, associations, particuliers, collectionneurs) que nous conseillons. La demande émanant de ces producteurs est très grande aussi.
C.B : Ces questions sur votre site en amène une autre, plus large : Avez-vous une politique d’archivage numérique à l’échelle nationale ?
Josée Kirps : Oui nous avons une politique d’archivage numérique à l’échelle nationale. Nous travaillons depuis six ou sept ans en étroite collaboration avec la Bibliothèque nationale et le Centre de la Technologie de l’Informatisation de l’Etat (CTIE)[1] qui est un partenaire très présent et engagé. Nous travaillons également avec la responsable de la coordination de la digitalisation du Ministère de la Culture qui encadre toutes les institutions culturelles du Luxembourg.
Pour vous donner quelques exemples de notre action, je citerai le partenariat que nous avons établi avec la Bibliothèque nationale et le CTIE pour mettre en place un système de préservation numérique pérenne. Nous travaillons en amont avec les ministères et les administrations pour qu’ils retiennent les bons systèmes informatiques ou formats ; cette obligation a été inscrite dans la loi. Enfin, nous avons mis en place les premiers projets pilote de versement d’archives électroniques, les résultats sont satisfaisants.
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[1] Acteur central de la mise en place et du développement de l’eGouvernement. Sa mission principale est d’accompagner la transition digitale des administrations luxembourgeoises.
Bâtiments des Archives nationales de Luxembourg
C.B : Le bâtiment dans lequel nous nous situons aujourd’hui est occupé par les Archives nationales du Luxembourg depuis 1968. C’est une ancienne caserne. Ce bâtiment est-il adapté ?
Josée Kirps : Comme je le soulignais tout à l’heure, la dispersion géographique des Archives nationales sur 3 sites et 5 dépôts engendre des problèmes logistiques évidents. De plus le bâtiment dans lequel nous nous situons est plein, tous les espaces possibles ont été utilisés.
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C.B : Le gouvernement a prévu de construire un nouveau bâtiment pour abriter les Archives nationales. Pourriez-vous nous parler de ce projet ?
Josée Kirps : Le premier projet de nouveau bâtiment d’archives remonte à 2004 ! Plusieurs projets se sont succédés depuis, les budgets ont été revus à la baisse en 2008 au moment de la crise, la capacité de stockage a été réduite (90 km linéaires au lieu de 180 km linéaires). Le dernier projet en date a été lancé en 2017 et est en phase d’acceptation. Le nouveau bâtiment sera construit à Esch-Belval sur le site d’une ancienne friche industrielle, juste à côté de l’Université de Luxembourg. La capacité de stockage prévue est de 90 km linéaires avec possibilités d’agrandissement. Si tout va bien, le bâtiment sera terminé en 2025. Pour appliquer notre nouvelle loi, il est vraiment indispensable que nous disposions d’une infrastructure appropriée.
Les Archives nationales du Luxembourg : réseau et Francophonie
C.B : Existe-t-il une ou plusieurs associations professionnelles d’archivistes dans votre pays ?
Nadine Zeien : Oui, nous avons une association des archivistes luxembourgeois (VLA) à laquelle j’appartiens. Elle organise tous les ans une journée des archives luxembourgeoises. Il existe également l’association luxembourgeoise des bibliothécaires, archivistes et documentalistes (ALBAD) ainsi qu’un cercle d’étudiants, les JonkBAD qui a pour objectif de soutenir les jeunes professionnels de ce secteur et de les aider à se lancer.
C.B : De par son histoire, le Grand-Duché de Luxembourg a été très proche de ses voisins allemands, français, belges et hollandais. La tradition archivistique luxembourgeoise est-elle le reflet de ce mélange culturel et historique ?
Nadine Zeien : C’est une question très difficile ! Nous pensons que sans loi d’archives il ne peut pas vraiment exister de tradition archivistique. La tradition archivistique du Luxembourg est donc très jeune !
Entre 1910 et 1958, qui sont des années importantes pour la consolidation de l’Etat du Luxembourg, il n’y a pas eu d’archiviste du gouvernement attitré… A partir de 1958 avec l’embryon de loi sur les archives, suivie des quelques règlements promulgués en 1961, l’intérêt s’est fait sentir. Mais là encore, en l’absence de loi, chaque archiviste national travaillait un peu selon sa propre sensibilité, sensibilité qui était guidée par nos voisins. Louis Deny (archiviste du gouvernement entre 1840 et 1858) était plus influencé par l’archivistique belge ; cent ans plus tard Camille Wampach (1947-1958) plutôt par l’archivistique allemande. En 1934, le Luxembourg avait envoyé un de ses concitoyens, Monsieur Emile Lefort, à l’Ecole des Chartes mais l’éclatement de la guerre et la mort de Monsieur Lefort à Mauthausen ont empêché qu’un chartiste reprenne la direction des Archives du Gouvernement.
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C.B : a) Trois langues (français, allemand, luxembourgeois), est-ce un problème pour les archivistes ? Quelle est la place du français dans le paysage national ? Sa pratique se maintient-elle ?
Josée Kirps : Non le trilinguisme n’est pas un problème pour les archivistes. Nous conservons peu d’archives en luxembourgeois. Le français est la langue du gouvernement ; textes législatifs, formulaires, circulaires, sont rédigés en français. Nous avons aussi des archives en allemand, en néerlandais, en anglais, en latin, en espagnol …
Il n’y a donc pas de problème linguistique pour les archivistes. Il s’est néanmoins posé récemment lorsque, faute de trouver des archivistes luxembourgeois diplômés, nous avons recruté deux archivistes français qui ne parlent pas encore parfaitement le luxembourgeois (ce qui peut néanmoins constituer un atout pour aller à la rencontre des producteurs d’archives).
Nadine Zeien : La place du français écrit reste importante. Mais cette langue est de moins en moins parlée contrairement au luxembourgeois. Jugée trop difficile et moins naturelle que l’allemand, le français reste quand même la langue de communication entre les communautés d’étrangers au Luxembourg, étrangers qui représentent 50% de la population. Le gouvernement mène une politique appuyée de maintien du bilinguisme français-luxembourgeois. Le français devrait donc garder sa place dans le futur, surtout dans le domaine du droit.
La formation professionnelle des archivistes
C.B : J’aimerais clore cet entretien par une question sur la formation initiale et continue – un sujet cher au PIAF- dans votre pays. Comment sont formés les professionnels ? Disposez-vous de programmes universitaires en archivistique dans votre pays ?
Josée Kirps : Vous mettez le doigt sur le sujet sensible…il n’existe pas de formation en archivistique au Luxembourg. Ce n’est pas prévu dans le cursus universitaire parce que jusqu’à présent, le besoin ne s’en faisait pas vraiment sentir. Les conservateurs comme Nadine Zeien sont historiens, nous envoyons nos archivistes se former au Stage Technique International d’Archives (STIA) à Paris ou à l’Archivschule de Marbourg en Allemagne. Il est en conséquence extrêmement difficile de trouver des archivistes luxembourgeois diplômés, nous embauchons des français, des belges, des allemands. Nous avons donc un fort besoin en la matière. Les associations professionnelles militent beaucoup dans ce sens.
Nadine Zeien : Dans le contexte de l’élaboration du texte de loi, notre service SCCE a mis en place des formations continues pour que certains employés dans les ministères puissent acquérir des compétences en matière d’archivage. Pour l’instant, il ne s’agit que de deux formations, mais il faudrait dans le futur élargir l’offre des formations continues en collaborant avec les acteurs associatifs du secteur.
Josée Kirps : La promulgation de la loi vient souligner la nécessité d’avoir des équipes bien formées. Cela devrait susciter des vocations professionnelles.
Nadine Zeien et Josée Kirps : Nous essayons d’insister sur le fait que l’archiviste aujourd’hui est avant tout un gestionnaire de l’information. Il occupe donc des postes stratégiques. Par le texte de loi, nous avons aussi cherché à souligner que les archives sont un outil incontournable dans la gestion d’un Etat moderne et démocratique.
Conclusion
Josée Kirps : J’aimerais conclure en disant que nous vivons un moment passionnant dans l’évolution de l’archivage. Nous nous situons à un moment charnière de son histoire. Le numérique représente un défi ; il apporte des solutions mais aussi des problèmes qu’il faut traiter. C’est très plaisant de travailler avec des gens passionnés !
Nous remercions infiniment Madame Josée Kirps, Directrice des Archives nationales du Luxembourg, Madame Nadine Zeien, responsable de la Section ancienne et Madame Sanja Simic, responsable des Relations publiques et du Service éducatif. L’entretien s’est déroulé dans le bâtiment central des Archives nationales du Luxembourg durant toute une après-midi. Il s’est achevé par la visite des magasins d’archives.
Caroline Becker, webmestre et directrice des opérations du PIAF