La collecte des témoignages des attentats du 13 novembre 2015 aux Archives de Paris

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La collecte des témoignages des attentats du 13 novembre 2015 aux Archives de Paris : une méthodologie archivistique innovante au service de la mémoire collective

Témoignages collectés Square du Bataclan

Square du Bataclan, 10/12/2015 (date de collecte), 3904W 1(96) ©Archives de Paris

Article de Caroline BECKER, directrice des opérations et webmestre du PIAF.    
Cet article est le fruit d'un entretien mené avec Madame Béatrice HÉROLD, directrice des Archives de Paris, et Madame Audrey CESELLI, archiviste responsable aux Archives de Paris du traitement et de la valorisation des fonds de témoignages rendus en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, à Paris.

Introduction

Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris ont profondément marqué la société française et suscité un mouvement spontané d'hommages sur l'espace public. Face à l'ampleur de ces mémoriaux éphémères, les Archives de Paris ont mis en œuvre une opération de collecte, de traitement et de valorisation d'une envergure et d'une sophistication inédites. Dix ans après les événements, Audrey Ceselli, désormais responsable du traitement et de la valorisation du projet (ayant suivi les opérations depuis l’origine), et Béatrice Hérold, directrice des Archives de Paris, reviennent sur cette expérience professionnelle exceptionnelle qui a nécessité l'élaboration d'une méthodologie entièrement nouvelle.

Une collecte coordonnée et documentée dès l'origine

L'impulsion scientifique et institutionnelle

Dès le lendemain des attentats, le sociologue Gérôme Truc, chercheur au CNRS ayant déjà étudié les mémoriaux constitués après les attentats de New York, Londres et Madrid, alerte les services de la ville de Paris sur la nécessité d'archiver les témoignages qui commencent à s'accumuler sur les lieux des attaques et place de la République. Cette intervention précoce d'un chercheur familier de ces phénomènes s'avère déterminante : elle permet d'anticiper l'ampleur que prendront ces mémoriaux et d'engager rapidement une réflexion méthodologique.

L'adjoint à la culture de la mairie de Paris saisit immédiatement Guillaume Nahon, alors directeur des Archives de Paris, pour mettre en place une procédure d’archivage. Cette demande scientifique associée à une réactivité institutionnelle constituent les premiers éléments distinctifs de l'opération parisienne par rapport aux collectes menées dans d'autres villes françaises ou étrangères.

La documentation photographique préalable

Avant toute intervention de collecte sur les sites, les Archives de Paris initient des campagnes photographiques systématiques visant à documenter la constitution progressive des mémoriaux et leur évolution dans le temps. Plusieurs photographes, dont celui des Archives de Paris, sont mandatés par la direction des affaires culturelles pour photographier les différents sites à plusieurs reprises. Cette première étape de sauvegarde par l'image permet de conserver la trace du contexte et de la dynamique des mémoriaux, informations qui auraient été perdues lors d'une collecte immédiate.

Une coordination multi-acteurs exemplaire

La réussite de la collecte repose sur une coordination remarquable entre différents services de la ville. Chaque intervention sur site est orchestrée par le cabinet de la maire de Paris, les cabinets des mairies d'arrondissement concernées, les Archives de Paris et les équipes de la propreté de la ville. Cette collaboration permet de concilier plusieurs impératifs apparemment contradictoires : respecter le temps de deuil, maintenir l'accessibilité de l'espace public, permettre aux habitants de continuer à déposer de nouveaux témoignages, et assurer la préservation des documents.

Les équipes mixtes, composées d'archivistes et d'agents de la propreté, interviennent selon un calendrier précis. La première collecte a lieu le 3 décembre 2015, près de trois semaines après les attentats. Entre décembre 2015 et novembre 2016, dix-sept campagnes de prélèvement sont menées, avec deux à cinq interventions sur chaque site selon l'importance des dépôts. Cette approche progressive permet de retirer les fleurs fanées ou les bougies consumées et de commencer à collecter quelques témoignages tout en préservant la fonction mémorielle des lieux.

La sensibilisation du public

Un élément crucial du succès de l'opération réside dans la communication menée auprès des citoyens. Les mairies d'arrondissement déploient une campagne d'affichage expliquant les objectifs et les modalités du projet. Guillaume Nahon, directeur des Archives de Paris, se rend sur les sites pour participer aux opérations de collecte et expliquer aux médias ainsi qu’aux riverains le projet. Cette transparence facilite l'adhésion de la population et prévient les tensions qui ont pu surgir dans d'autres contextes, comme à Nice où des conflits de légitimité ont émergé entre associations citoyennes, archives municipales et services de la mairie. À Paris, certains citoyens choisissent même de déposer directement leurs témoignages aux Archives pour s'assurer de leur conservation. Ces dons privés remis ou adressés directement aux Archives de Paris sont conservés dans la sous-série 27Fi.

La nature des documents collectés

Le corpus rassemblé compte à ce jour 7 955 documents, auxquels correspondent 9 250 fichiers images après numérisation. Cette masse documentaire se caractérise par une grande hétérogénéité typologique : messages manuscrits, dessins, photographies, cartes postales, tickets de métro, objets fabriqués (pliages en papier, montages), objets manufacturés porteurs de messages de petite taille (livres, peluches, photophores, CD), ou de plus grande dimension (guitares, tableaux, bâche peinte, drapeaux).

Face à cette diversité et à l'ampleur du volume collecté, une collaboration est établie avec le musée Carnavalet pour la conservation des objets les plus volumineux (drapeaux, guitares etc.). Les Archives de Paris opèrent une sélection raisonnée, conservant les documents papier, les documents bidimensionnels et les objets tridimensionnels de petite taille porteurs de messages. Un fichier de récolement consigne soigneusement la liste des objets confiés à Carnavalet, leur date et lieu de collecte, assurant ainsi la traçabilité de l'ensemble du corpus dispersé entre deux institutions.

Une méthodologie de traitement inventée dans l'urgence

Les défis immédiats

Dès la collecte, les équipes sont confrontées à des défis matériels considérables. Les documents, souvent exposés aux intempéries, nécessitent un traitement d'urgence. Dix-sept agents des Archives de Paris, tous volontaires, participent aux collectes en rotation. Une restauratrice met en place une politique de conservation préventive et intervient sur les sites pour ventiler les documents mouillés. L'organisation logistique est impressionnante : collecte le matin, déploiement pour séchage l'après-midi dans tous les espaces disponibles des locaux des Archives. Les pochettes plastiques entourant certains documents sont systématiquement retirées pour éviter les dégradations, faciliter leur séchage et leur conservation.

Par précaution, l'ensemble du corpus est envoyé en décontamination préventive à l'oxyde d'éthylène auprès d'un prestataire extérieur. Cette mesure garantit la sécurité sanitaire du fonds et prévient tout risque de perte ou de dégradation ultérieure dues à des moisissures.

Un classement pragmatique et cohérent

La suite des opérations de collecte, le traitement des documents ainsi que leur mise à disposition aux citoyens et à la communauté scientifique sont confiés à deux archivistes (Audrey Ceselli et Mathilde Pintault) qui élaborent progressivement une méthodologie adaptée à ce type de documents inédit.

Le principe de classement retenu combine plusieurs critères : site de collecte, date de prélèvement et format (inférieur ou égal à A4, supérieur à A4). Ce dernier critère répond à des impératifs pratiques de conditionnement. Toutefois, le respect du principe de provenance demeure : les ensembles documentaires collectés comme tels (par exemple : témoignages et dessins d’une classe, documents rassemblés par un déposant dans une pochette plastique) sont maintenus groupés pour préserver leur cohérence intellectuelle. Chaque pièce reçoit une cotation individuelle facilitant le comptage des documents et la numérisation à venir.

La question du statut juridique

Une réflexion approfondie est menée sur la nature juridique de ces documents. Contrairement à l'intuition première qui les classerait comme archives privées, et à l'inverse de choix effectués dans d'autres institutions françaises (qui ont opté pour la série Fi), les Archives de Paris, après consultation de la direction des affaires juridiques de la mairie de Paris, les classent en série W comme archives publiques.

Cette décision repose sur une qualification juridique précise : les témoignages sont considérés comme des choses abandonnées sur la voie publique, dont la mairie de Paris, en tant que première personne à s'en emparer, devient propriétaire. Ce choix revêt une dimension symbolique importante : il fait de ces archives un bien commun patrimonial plutôt qu'une collection de documents privés. Chaque site de collecte reçoit un numéro de versement en W distinct afin de faciliter les opérations de prélèvements multi-sites et progressifs.

Une indexation scientifique au service de la recherche

Une numérisation intégrale et un accès rapide

La numérisation complète du corpus est décidée très rapidement. L'entreprise Arkhênum prend en charge l'intégralité des frais dans un geste de mécénat qu'il convient de souligner. Cette numérisation exhaustive constitue un préalable indispensable à la diffusion large du fonds et à son exploitation par la recherche.

Dès février 2017, soit quinze mois après les attentats, l'ensemble des images est mis en ligne et interrogeable avec trois champs de recherche (site de collecte, date de collecte, format). En novembre de la même année, de nouvelles possibilités d’interrogation du corpus sont proposées afin de permettre des recherches fines grâce à six champs d’indexation. Cette rapidité de traitement et de mise à disposition représente une performance remarquable compte tenu du volume et de la complexité du fonds.

Une collaboration étroite avec les chercheurs

L'un des aspects les plus novateurs du projet réside dans l'implication des chercheurs dès les premières étapes. Gérôme Truc et d'autres scientifiques observent et accompagnent le travail archivistique de bout en bout, créant une dynamique d'échange inédite entre archivistes et chercheurs. Cette collaboration permet d'adapter les choix méthodologiques aux besoins de la recherche sans pour autant sacrifier les impératifs de la pratique archivistique.

Face au corpus numérisé, la question de l'indexation se pose avec acuité. Les archivistes et chercheurs élaborent ensemble un thesaurus avec listes d’autorité (en saisie contrôlée ou libre) permettant d’en décrire le contenu, rejetant délibérément une indexation scientifique trop complexe qui aurait nui à l'accessibilité du fonds. Tous les documents sont indexés selon leur typologie documentaire à laquelle est associée d’autres champs : description du contenu figuré (motifs visuels) ou textuel (devises, formules) récurrents, auteur ou œuvre cité(e), langue, nom de victimes.

Cette indexation systématique, enrichie par les apports de Gérôme Truc, permet une analyse fine du corpus et nourrit directement les travaux de recherche. La qualité de ce travail est saluée par les chercheurs qui utilisent le fonds.

L’indexation fine qui est mise en place permet une analyse très poussée des contenus.

La gestion des données personnelles et de la diffusion

Une analyse image par image

La question de la protection des données personnelles et du respect de la vie privée des déposants nécessite une attention particulière. Chaque fichier image fait l'objet d'une étude individuelle pour déterminer ses modalités de communication et de diffusion. Trois catégories sont distinguées :

Les messages non signés (communicables et diffusables)

Les messages signés d'un nom et d’un prénom sans autre élément d’identification (communicables et diffusables)

Les messages contenant des éléments d’identification relatifs à la vie privée : cartes de visite avec coordonnées complètes, photographies de victimes et/ou de leur famille (non librement communicables et diffusables).

Cette dernière catégorie représente environ 5,1% des images. Ces documents demeurent accessibles sur demande de dérogation, conformément aux dispositions du Code du patrimoine. Au total, 94,4% des images sont diffusées en ligne sur le site des Archives de Paris.

Le traitement des contenus problématiques

Une quatrième catégorie, marginale (0,5% des images), est identifiée : les documents contenant des messages haineux ou des propos discriminatoires. Bien que ces documents soient légalement communicables et diffusables, les Archives de Paris choisissent de ne pas les mettre en ligne, tout en les maintenant consultables en salle de lecture. Ce compromis préserve à la fois l'intégrité du fonds historique et la responsabilité de l'institution face aux risques de propagation de contenus haineux.

L'enrichissement continu du fonds

Les versements institutionnels

Au-delà de la collecte des mémoriaux de rue, le fonds s'enrichit progressivement d'autres versements. Le cabinet de la maire et les mairies d'arrondissement déposent les registres de condoléances, les courriers officiels et les témoignages qu'ils ont reçus, provenant parfois du monde entier. La Fédération française de natation par exemple a adressé à la Ville de Paris un bonnet floqué d’une tour Eiffel en hommage aux victimes.

Les Archives de Paris avec le soutien du rectorat de Paris mène une action proactive en envoyant un courrier aux écoles primaires et établissements secondaires parisiens pour les inciter à verser les productions réalisées à la suite des attentats de janvier et/ou de novembre 2015. Cette anticipation permet de sauvegarder des ensembles documentaires qui auraient pu disparaître. Les témoignages scolaires révèlent l'ampleur de la réflexion menée par les enseignants, y compris avec de très jeunes élèves, sur les événements et leurs implications. Certains de ces ensembles ont d'ailleurs été directement déposés par des institutrices sur les mémoriaux.

Les dons privés

Des associations et des particuliers contribuent également à l'enrichissement du fonds. Dessins, poèmes, témoignages, tirages photographiques et photographies numériques (des mémoriaux et d’œuvres de street art) réalisés par des particuliers ou des photographes professionnels font l’objet de dons. Ces archives privées viennent compléter le corpus public initial et témoignent de la diversité des formes que prennent ces hommages.

L'extension à d'autres attentats

En 2017, la rédaction de Charlie Hebdo dépose aux Archives de Paris l'ensemble des courriers reçus après les attentats de janvier 2015. Ce fonds privés (Fonds 38Fi conservés aux Archives de Paris) témoigne des hommages rendus aux personnes assassinées ou blessées lors de l’attaque de la rédaction, aux policiers tués ou blessés, aux victimes de l’attentat antisémite du 9 janvier 2015 perpétré dans l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. D’autres documents sont reçus plus tardivement par la rédaction en soutien aux victimes des attentats parisiens du 13 novembre 2015 et de celui de Nice le 14 juillet 2016.

Ce fonds est d'autant plus précieux qu'aucune collecte systématique n'avait été menée à Paris lors de ces premiers attentats, contrairement à d'autres communes françaises. L'attention portée au travail archivistique et scientifique réalisé autour du 13 novembre a suscité cette démarche de la part de l'équipe du journal.

La collecte du 17 novembre 2025, organisée place de la République à l'occasion du dixième anniversaire, perpétue cette dynamique. Les nouveaux documents collectés vont suivre le même protocole de traitement (séchage, décontamination, classement, conditionnement, numérisation), assurant la cohérence méthodologique de l'ensemble.

Une valorisation multiforme

Les expositions

Dès 2016, lors des Journées du patrimoine, une première exposition aux Archives de Paris permet de restituer au public les hommages collectés. Pour le dixième anniversaire, une exposition inaugurée le 12 novembre 2025 propose une réflexion approfondie sur la nature des mémoriaux et sur la fabrique de l'archive. Comment un document éphémère, destiné à se détériorer et à terminer dans les bennes, devient-il archive pour l'histoire ? Cette interrogation épistémologique, au cœur de la démarche professionnelle, est ainsi partagée avec le grand public.

Le musée Carnavalet, qui conserve une sélection des objets les plus volumineux, les expose depuis fin août 2025, après les avoir numérisés et décrits. Cette complémentarité entre les deux institutions permet une valorisation optimale de l'ensemble du corpus.

La médiatisation du travail archivistique

Les commémorations du dixième anniversaire ont donné une visibilité exceptionnelle au travail des Archives de Paris. Deux journées complètes de tournages ont été réalisées avec TF1, France Info, Radio France, France Inter, France Télévision, Le Monde, BFM, TV5 monde entre autres. Des publications Instagram apparaissent sur les comptes de France Info, Paris Match et Loopsider. Les réseaux sociaux de la ville de Paris relaient largement l'information.

Cette attention médiatique présente une particularité notable : elle ne se concentre pas uniquement sur les cérémonies d'hommage, mais met en lumière le travail archivistique lui-même. Dix ans après les événements, le regard porté par le public et les médias diffère de celui de 2015-2016, davantage centré sur l'émotion immédiate. Les commémorations de 2025 offrent l'occasion d'un bilan réflexif sur la collecte, son traitement et ses apports à la connaissance.

La documentation du processus professionnel

Audrey Ceselli et Mathilde Pintault ont rédigé un article détaillant le processus professionnel suivi à chaque étape du projet. Cette démarche réflexive, qui documente les questions posées, les solutions envisagées et les décisions prises, constitue en soi un apport méthodologique précieux pour la profession archivistique. Elle permet le partage d'expérience et peut inspirer d'autres institutions confrontées à des situations comparables. La Gazette des archives n°250, 2018-2

Un modèle pour d'autres institutions

Les comparaisons internationales et nationales

La méthodologie développée par les Archives de Paris se distingue nettement des pratiques observées ailleurs. Dans les villes françaises ayant mené des collectes (Rennes, Toulouse, Saint-Étienne), celles-ci se sont déroulées en une seule fois. À Nice, après les attentats de juillet 2016, le projet de collecte s'est heurté à des difficultés liées aux conflits de légitimité entre différents acteurs, comme le relate la Gazette des archives n°250, 2018-2 (cf. lien ci-dessus).

À l'étranger, les modalités de collecte après les attentats de New York, Londres ou Madrid demeurent moins documentées. Gérôme Truc, qui a étudié ces différents cas, pourrait apporter des éléments de comparaison. Ce qui apparaît clairement, c'est le caractère inédit de la rapidité de traitement, de la sophistication méthodologique et du volume du corpus parisien.

Un exemple suivi

À la suite des attentats de Bruxelles (mars 2016), des archivistes belges se déplacent à Paris pour observer la méthode développée par les Archives de Paris. Cette reconnaissance par les pairs souligne la valeur du modèle élaboré et sa transférabilité potentielle à d'autres contextes.

L'utilisation scientifique du fonds

Une exploitation immédiate par la recherche

Contrairement à de nombreux fonds d'archives qui ne sont exploités par les chercheurs que longtemps après leur constitution, le corpus parisien fait l'objet d'études dès sa numérisation. Cette utilisation précoce résulte de l'implication des chercheurs dès l'origine du projet et de la rapidité de mise à disposition en ligne.

Gérôme Truc, entre autres, dégage des thématiques à partir de son analyse du corpus. Celle-ci révèle sa portée véritablement internationale : 33% des documents sont rédigés en langue étrangère, témoignant de la participation de touristes et de communautés étrangères aux mémoriaux. Des classes de Virginie (EUA) envoient des témoignages. Cette dimension transnationale illustre la résonance mondiale des événements et fait du fonds parisien un ensemble documentaire unique pour l'étude de la mondialisation de l'émotion collective.

L'indexation fine menée sur le corpus permet d'en dégager les caractéristiques majeures. Un tiers des messages sont des dessins d'enfants, tandis que 11% des témoignages s'adressent directement à des victimes identifiées. Plus de 75% des documents mentionnent au moins une valeur républicaine (liberté, égalité, fraternité). Les motifs récurrents (colombe, tour Eiffel) et les citations (devises de la République, extraits littéraires) témoignent de l'appropriation de symboles partagés. Certains documents sont particulièrement élaborés, résultat d'un travail réflexif approfondi, tandis que d'autres portent la trace d'un geste spontané, d'un message déposé en passant.

Le fonds nourrit directement la production scientifique sur les réactions sociales aux attentats, les formes contemporaines du deuil collectif, et les modes d'expression de l'émotion dans l'espace public.

Les consultations sur place

Si l'ampleur des consultations en ligne ne peut être mesurée précisément (les statistiques de fréquentation du site ne permettant pas d'identifier qui accède spécifiquement à ce fonds), les consultations sur place offrent un aperçu des usages. A l’occasion de la commémoration des dix ans des attentats, un journaliste du journal Le Monde par exemple est venu consulter les registres de condoléances des mairies, et y a consacré trois jours de travail (ref. en fin d’article). Des familles de victimes viennent consulter les originaux, parfois pour s'assurer de la présence de photographies de leurs proches qu'elles ne retrouvaient pas en ligne.

L'insertion dans un écosystème de recherche

Le fonds des Archives de Paris s'inscrit dans un ensemble plus large de projets de recherche sur les attentats. Le Programme 13-Novembre, notamment, recueille des témoignages oraux et vidéos conservés à l'INA. Ce programme invite un panel diversifié de personnes (victimes, ou intervenants comme les pompiers et policiers, riverains, etc.) à raconter leurs souvenirs tous les trois ans, permettant d'étudier l'évolution de la mémoire et l'émergence progressive de certains souvenirs.

Bien que les Archives de Paris ne participent pas directement au Programme 13-Novembre, la complémentarité entre les sources écrites et visuelles collectées par les Archives et les témoignages oraux du Programme enrichit considérablement les possibilités de recherche sur ces événements.

Conclusion

Le projet de collecte, de traitement et de valorisation des témoignages des attentats du 13 novembre 2015 mené par les Archives de Paris constitue une réalisation professionnelle exceptionnelle à plusieurs titres. La réactivité institutionnelle, la coordination multi-acteurs, la documentation systématique du processus, l'élaboration d'une méthodologie adaptée à un type de documents inédit, la collaboration étroite avec les chercheurs, la rapidité de mise à disposition et la qualité de l'indexation forment un ensemble cohérent qui a permis de transformer des témoignages éphémères en un corpus patrimonial accessible et exploitable scientifiquement.

L'innovation méthodologique ne réside pas seulement dans les solutions techniques trouvées face aux défis de la conservation, mais dans l'approche globale qui intègre dès l'origine les dimensions scientifique, patrimoniale, juridique et mémorielle du projet. La décision de classer ces documents comme archives publiques, faisant d'eux un bien commun patrimonial, illustre cette vision d'ensemble.

Dix ans après les événements, le bilan est éloquent : 7 955 documents préservés, 9 250 fichiers images en ligne à 94,4%, un corpus intégralement interrogeable et finement indexé, des enrichissements successifs qui documentent l'évolution de la mémoire collective, une utilisation scientifique immédiate et continue, une reconnaissance nationale et internationale de la méthodologie développée.

Le travail mené par les Archives de Paris dépasse le cadre de la simple collecte patrimoniale. Il pose des questions fondamentales sur la nature de l'archive à l'ère contemporaine, sur le rôle des institutions culturelles face aux événements traumatiques, sur l'articulation entre mémoire individuelle et collective, entre émotion et histoire. En documentant avec soin chaque étape de la transformation du témoignage éphémère en archive pérenne, les archivistes de la Ville de Paris n'ont pas seulement préservé la mémoire des attentats, ils ont également contribué à la réflexion épistémologique sur la fabrique de l'histoire du temps présent.

Ce modèle méthodologique, fruit d'une collaboration exemplaire entre institution, scientifiques et citoyens, demeure une référence pour toute collecte future de témoignages liés à des événements traumatiques. Il démontre qu'une approche professionnelle rigoureuse, loin de figer l'émotion, permet au contraire de la préserver dans toute sa complexité et sa diversité, la rendant disponible pour les générations futures et pour la recherche scientifique.

Mémoire des attentats de 2015

Galerie photographique

Photo 1

Poème, Le Bataclan, 16/11/2016, 3904W 78(93) ©Archives de Paris

Photo 2

Guirlande, La Belle Équipe, 08/12/2015 (date de collecte), 3907W 3(88) ©Archives de Paris

Photo 3

Pliage, Le Bataclan, 12/01/2016 (date de collecte), 3904W 68(1) ©Archives de Paris

Photo 4

CD, Square du Bataclan, 10/12/2015 (date de collecte), 3904W 2(53) ©Archives de Paris

Photo 5

Livre de poche, Le Bataclan, 10/12/2015 (date de collecte), 3904W 14(16) ©Archives de Paris

Photo 6

Boîte, Charlie Hebdo (10 rue Nicolas Appert), 01/2016 (date de collecte), 3929W 1(32) ©Archives de Paris

Photo 7

Campagne photographique, AD075HO 3898W 3115 ©Archives de Paris

Photo 8

Campagne photographique, Le Bataclan, AD075HO 3898W 1792 ©Archives de Paris

Photo 9

Campagne photographique, AD075HO 3898W 1275 ©Archives de Paris

Photo 10

Campagne photographique, AD075HO 3898W 0470 ©Archives de Paris

Auteure

Caroline Becker
Directrice des opérations et webmestre du PIAF

Cet article est le fruit d'un entretien avec :

Audrey Ceselli
Responsable du traitement et de la valorisation du projet          
Archives de Paris
Béatrice Hérold
Directrice des Archives de Paris

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Article publié dans le Cri du PIAF n°31 – Décembre 2025

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