Tous aux archives !!

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N° 27
(20 janvier 2024)
 


 Tous aux archives !!

 

Tous aux archives ! C’est ainsi que pourrait se résumer en trois mots le phénomène qui émerge dans les musées patrimoniaux et les lieux d'exposition d'art. La place réservée aux archives ne cesse d’y croître tout comme la courbe de leur visibilité sur la scène culturelle. 

Dans les rétrospectives consacrées aux œuvres d'un peintre ou d'un sculpteur, l’espace alloué aux carnets d'esquisses, aux études préparatoires, à la correspondance, voire aux livres de comptes et aux factures, n’est plus anecdotique. En somme, tout ce qui, auparavant, n’était accessible qu'aux experts chargés d'authentifier les œuvres, aux biographes, aux historiens et aux historiens de l'art. Plus réjouissant encore, le public semble accueillir cette nouvelle proposition avec intérêt !
Si l'idée ou la volonté d'exposer les fonds n'est pas nouvelle, la « valorisation » des documents d’archives est longtemps restée l'apanage des institutions chargées de les gérer et de les conserver, qu'elles soient publiques ou privées. Les choses changent ! Le dynamisme accru dont font preuve les services de valorisation dans ces institutions et le déploiement d’archives hors de leur environnement traditionnel, dessinent une tendance inédite par son ampleur, l'intérêt qu'elle suscite et son succès.
Comment caractériser cette tendance et comment l’expliquer ? Le sujet est vaste. Cet article n’a pas vocation à être exhaustif mais à en dessiner, comme une esquisse ou un croquis, les contours, les points saillants et les zones d’ombre.                                                         

 


 

Ces dernières années, les efforts engagés par les services de valorisation dans les institutions d’archives se multiplient tant du point de vue de la diversité et de l’intensité de l’offre que de l’attention croissante portée aux centres d’intérêt du public qui, en réponse, est au rendez-vous. 

Les Archives nationales de France, qui possèdent déjà un musée dans le quadrilatère des archives à Paris dans le Marais, en inaugurent un second à Pierrefitte-sur-Seine. Le format des expositions se diversifie avec la création -entre autres- du cycle « Les Essentiels » et du cycle « Les Remarquables ». Ils invitent le public à choisir parmi une liste de documents conservés aux Archives nationales ceux qu’il souhaite voir exposés. Pour le cycle des « Essentiels », 9000 voix se sont exprimées plaçant en tête des documents tels que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) ou encore le décret d’abolition de l’esclavage (1848). Le cycle des « Remarquables » c’est-à-dire des documents exceptionnels par leur forme, leurs contenus, leurs acteurs, leur objet, s’est ouvert par une exposition sur le rouleau des Templiers (1307) le 13 septembre 20231. Long de 22 mètres, composé de 44 membranes de parchemin cousues entre elles et authentifiées par le seing de 4 notaires, ce rouleau relate l’intégralité du procès des moines soldats intenté par le roi de France, Philippe le Bel, dans le but d’anéantir un ordre d’obédience plus papale que royale. L’état de conservation du document, sa forme, le caractère sulfureux de son contenu (les moines avouent presque tous sous l’emprise de la torture une liste de péchés scabreux soufflés par leurs bourreaux), la fin tragique des moines récalcitrants sur un bûcher, la destinée du trésor des Templiers : tout est réuni pour faire frissonner les visiteurs. Ils sont au nombre de 77 446 ce qui est une très belle performance !  
La valorisation des fonds d’archives français passe également par de nouveaux canaux comme les séances de lecture d’archives par des comédiens ou la présentation de documents d’archives au théâtre. Ainsi, l’exposition des Archives nationales de France au Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis, sur l'antisémitisme d'État en 1940-1944 accompagne le spectacle saisissant Les suppliques créé à partir d'archives du régime de Vichy. 
Élaborée et mise en œuvre par son directeur Bruno Ricard, et par ses équipes, la nouvelle politique des Archives nationales de France témoigne du réel souci de replacer les archives au cœur de la vie citoyenne. L’entrée aux expositions des Archives nationales de France est d’ailleurs devenue gratuite le 1er juillet 2020. Toutes ces manifestations rencontrent un franc succès auprès du public !


©Archives nationales de France 

 


 

 

Après les musées qui leur sont dédiés, les théâtres et la voix des comédiens, les archives déferlent dans les musées d’art et en particulier dans les expositions d’art contemporain, que celles-ci émanent d’institutions patrimoniales publiques, privées ou commerciales. Les exemples abondent. En atteste le dernier parcours temporaire du Musée Rodin qui entremêle les sculptures d’Auguste Rodin et celles du sculpteur britannique contemporain Antony Gormley2. Les carnets de croquis ou de réflexion de ce dernier occupent un mur entier dans une salle.

Photo Jérôme Manoukian©agence photographique du Musée Rodin

Les grandes galeries d’art commerciales s’inscrivent également dans cette tendance.  A titre d’exemple, le céramiste britannique Edmund de Waal, reconnu pour son art, a présenté lors de son exposition à la galerie Gagosian de Londres (2022) ses dernières œuvres accompagnées de quelques documents d’archives familiales ou personnelles qui lui sont chers. Cette démarche semble indiquer que l’artiste s’inscrit dans une lignée historique et que le travail exposé trouve ses racines, entre autres, dans des archives. La question de la mémoire et des archives est un fil conducteur de l’œuvre de cet artiste pluridisciplinaire. Il est important de noter qu’Edmund de Waal, descendant de la famille Ephrussi, détenteur jusqu’à récemment d’un fonds d’archives familial considérable (aujourd’hui déposé aux archives de Vienne) a relaté l’histoire de sa famille à travers les pérégrinations d’une collection de netsuke japonais dans son ouvrage Le lièvre aux yeux d’ambre, qui a rencontré un succès mondial. 
L’artiste allemand Anselm Kiefer, résidant et travaillant en France, insiste également pour que ses archives soient présentées à côté de ses œuvres comme cela a été le cas lors de sa rétrospective à la Royal Academy de Londres (27 septembre- 14 décembre 2014). L’entrée de son exposition récente à la Galerie White Cube à Londres (été 2023) était symboliquement barrée par un gigantesque rideau constitué des photos d’archives de l’artiste, habilement disposées et collées par ses soins, signifiant ainsi que pour comprendre le parcours à venir, il était impératif de s’imprégner de ses sources. Pour entrer dans l’exposition, le spectateur devait se prêter à un rite initiatique et franchir un seuil, matérialisé par les documents sans lesquels les œuvres n’auraient pas pris forme.

©White Cube Gallery, London

Pour aller plus loin encore dans ce mouvement bouillonnant, certains musées d'art vont jusqu'à consacrer des expositions non pas aux artistes eux-mêmes, mais à leurs archives. 
La rétrospective vouée aux archives du photographe Josef Koudelka au Musée Photo Élysée de Lausanne3  en est une parfaite illustration. Le visiteur n’a pas été pris au dépourvu, le titre était des plus explicites : IKONAR Constellations d’archives. L’objectif était de souligner l’importance des archives de l’artiste dans sa pratique artistique. 
« D’une certaine façon, les archives elles-mêmes deviennent narratrices (…), illustrant visuellement la manière dont Koudelka travaille, voyage et vit. Sur un autre plan, cette méthode laisse les documents parler eux-mêmes de leur rôle essentiel dans les pratiques de leur créateur et propriétaire »4 . Il était de plus important pour le photographe de donner à voir au visiteur un ensemble de documents « qui n’ont jamais été destinés à devenir visibles en tant qu’œuvres d’art » mais qui viennent éclairer d’un jour nouveau son travail multidisciplinaire. Au fil de la visite, le photographe se révèle ainsi développeur, éditeur, commissaire d’exposition, voyageur, diariste, documentaliste et archiviste ; autant de facettes que la découverte de ses archives met en lumière.

D'autres musées, tels que l’AfricaMuseum6  à Bruxelles, choisissent d’organiser des expositions exclusivement dédiées à leurs propres fonds d’archives. En 2022 et 2023, le musée a présenté deux expositions, My name is no-body7  et Zoo humain, au temps des exhibitions coloniales8 , qui ont été élaborées à partir de la riche collection de sa photothèque, démontrant ainsi « une approche novatrice en utilisant des images et des documents exceptionnels, certains n'ayant jamais été précédemment exposés »9 . Il s’agit dans les deux cas de fonder une critique du regard colonial sur des photographies documentaires prises sur le vif et soigneusement sélectionnées par les deux commissaires dont l’un est l’artiste Teddy Mazina.

Il convient également de mentionner l'initiative unique de l’artiste Bocar Niang au Sénégal. Issu d'une famille de griots, et griot lui-même, cet artiste s'investit activement depuis 2018 dans la création d'un musée Griot à Tambacounda. Ce lieu sera un espace pionnier en Afrique dédié aux pratiques griottes contemporaines et futures. Niang contribue de manière significative à la préservation et à la promotion de la culture griotte ; son travail performatif a été exposé dans des institutions prestigieuses telles que le Centre Pompidou, la Fondation Pernod Ricard, le Palais de Tokyo et les Ateliers Médicis10.  

Et comment ne pas évoquer, pour clore ce panorama, le choix du château de Villers-Cotterêts comme écrin de la Cité internationale de la langue française, inaugurée le 30 octobre 2023 ? Voilà un exemple, unique à notre connaissance, de projet patrimonial d’envergure bâti autour d’un document d’archives, l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) par laquelle le roi François Ier (1515-1547) impose l’utilisation du français (et non du latin) dans les documents administratifs et juridiques du Royaume. Certes, la région a vu naître quelques grandes plumes de l’histoire littéraire française…mais comme beaucoup d’autres ! Alors que Paris a été tout au long de la Vème République le lieu d’implantation des grands projets architecturaux et/ou culturels de ses présidents (Centre Pompidou, Pyramide du Louvre, Arche de La Défense, musée du Quai Branly, pour n'en citer que quelques-uns), c’est dans cette toute petite commune de l’Aisne, à la démographie en berne, que le Président Emmanuel Macron choisit d’implanter l’unique grand projet patrimonial de son double quinquennat… Il est indéniable que le château de Villers-Cotterêts est un joli édifice, qualifié parfois de « joyau de la Renaissance française » mais il n’a jamais été qu’une résidence royale de second ordre dont la survie aux épisodes révolutionnaires et à l’usage fonctionnel qui en a été fait après 1789 (prison, lieu d’accueil pour des personnes sans domicile fixe âgées) relève du miracle. Quand Emmanuel Macron, au détour d’un déplacement de campagne présidentielle, pose pour la première fois les yeux sur l’édifice, celui-ci est dans un état de délabrement avancé. Il ne faudra d’ailleurs pas moins de 210 millions d’euros de restauration pour lui rendre sa splendeur. Ce qui a motivé ce choix, en dehors sans doute de considérations budgétaires, c’est l’adéquation entre le contenu de l’ordonnance, signée en ce lieu il y a presque cinq cents ans, et le désir présidentielle de célébrer et faire vivre la langue française. Acte fondateur de l’unification du royaume de France par l’établissement d’une langue commune, ce texte est aujourd’hui toujours en vigueur, ce qui est exceptionnel dans l’histoire du droit. Le document original, conservé aux Archives nationales de France, y est d’ailleurs exposé pour une durée de quatre mois. Il sera ensuite remplacé par un facsimilé.


 


 

Comment expliquer cette « fièvre archivale », identifiée par Jacques Derrida et illustrée par Okwui Enwezor, commissaire de l’exposition Archive Fever11  ? S'agit-il d'une nouvelle facétie curatoriale ou d'une poussée académique d’historiens d'art en quête d’originalité ? Peut-être... mais il semble bien que les causes de ce « mal d’archives » soient plus profondes.

L'exposition dédiée aux archives du photographe Koudelka, et à laquelle ce dernier a étroitement collaboré, offre une première explication. De plus en plus d’artistes contemporains en effet, portent un intérêt croissant à leurs archives. L’exposition IKONAR-Constellations d'archives démontre l'importance pour un artiste, surtout en fin de carrière, de faire le tri dans ses archives - une tâche dont Koudelka est pleinement conscient. Il s'agit d'établir précisément ce qui relève de sa pratique artistique à ses yeux et ce qui n'en fait pas partie. En l'absence d'un tel travail, l'artiste prend le risque que son œuvre ne reçoive une interprétation toute autre après sa mort. Koudelka, par ce labeur de tri et de classement digne d'un archiviste, vise à s'assurer que certaines prises de vue inachevées ou défectueuses ne seront pas un jour érigées au rang d'œuvre artistique. 

Cette préoccupation n'est pas nouvelle, chez les écrivains comme chez les plasticiens, mais elle prend depuis quelques années une dimension plus impérieuse. La cote de certains artistes, dont Koudelka fait partie, atteint des niveaux élevés, voire très élevés. La tentation est grande pour les héritiers, les ayants-droits, les galeristes, de faire commerce -généralement en toute bonne foi- de tout ce sur quoi l’artiste a posé les yeux ou les mains. Or, le marché de l'archive connaît une envolée inattendue, au point que certaines institutions d'archives ont du mal à racheter des documents qui, il y a encore peu, n'intéressaient que les professionnels. À cet égard, la vente du mobilier, des objets et papiers personnels ayant appartenu au chanteur mondialement connu du groupe Queen, Freddie Mercury, est tout à fait révélatrice. Les paroles manuscrites, griffonnées sur ce que l'on pourrait sans peine qualifier de brouillon, de la chanson éponyme de l'album culte Bohemian Rhapsody (1974), se sont vendues pour 1,4 million de livres sterling chez Sotheby’s à Londres le 6 septembre 2023. Il est tentant d’attribuer cet engouement au fétichisme des fans de l'artiste britannique, mais ce n'est sûrement pas la seule explication.


Il nous faut préciser pour terminer que l’intérêt des artistes contemporains pour leurs archives ne tient pas seulement à des considérations spéculatives, esthétiques ou morales. Il s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus vaste -que nous n’aborderons pas ici-, celui de l’attrait d’un nombre grandissant d’artistes contemporains pour LES archives. Ce phénomène passionnant, tant pour l’historien d’art que pour l’archiviste, prend racine au le tournant du XXIè siècle. Il est l’objet d’étude depuis 15 ans de quelques spécialistes et en particulier des archivistes Yvon Lemay, professeur d’archivistique et de gestion de l’information numérique à l’EBSI de l’Université de Montréal (Canada), et Patrice Marcilloux, professeur d’archivistique à l’Université d’Angers (France). Tous deux soulignent l’importance du mouvement d’appropriation des archives par les artistes contemporains et leurs publics.
 

 


 

Les différentes manifestations culturelles que nous avons évoquées ont toutes connu des affluences de visite supérieures aux prévisions. Les archives sont à l’honneur ! Comment l’expliquer ? Que recherche le visiteur ?


La première explication n’est pas tout à fait une nouveauté. L’intérêt du public pour les archives s’inscrit dans une quête du sens, un désir de comprendre le cheminement intellectuel et esthétique de l’artiste. Le visiteur ne cherche pas seulement à voir l'œuvre, mais aussi les étapes de son émergence, les contextes historique, politique, social et artistique qui l’ont portée, les hésitations et les doutes de son géniteur. En un mot, il ne s’intéresse pas uniquement à l’œuvre mais aussi à l’œuvre en train de se faire. Et c’est bien souvent dans les divers documents d’archives présentés aux côtés des œuvres que se trouve la réponse à ses questions. Ce qui est nouveau en revanche c’est le caractère plus appuyé de cette quête du sens, en particulier dans le champ de l’art contemporain. L'intrusion de la technologie dans la pratique artistique, comme dans tout autre domaine, n’y est pas étrangère. La qualité des appareils photos, la performance des logiciels d’édition d’images et de textes, le formidable potentiel de l’imprimante en 3D sont autant d’outils qui viennent brouiller la frontière entre l’art et l’artisanat, entre l’art et l’amateurisme, entre le fait avéré et son faux. À cela s’ajoute un penchant marqué de la société contemporaine à l’expression de soi, si possible sous une forme esthétique…les outils technologiques venant commodément combler l’absence de pratique et de technique artistique. Il devient parfois bien difficile pour le visiteur, même averti, de distinguer l’artiste de l’imposteur. La valeur probatoire du document d’archives vient attester de la qualité du travail accompli ou de la technique artistique, comme du discours narratif ou historique. Le document d’archives explique, atteste et (r)assure. Sa place n’est plus anecdotique ou décorative, elle devient une pièce maîtresse du dispositif narratif, de l’expérience et de l’appréciation du visiteur.


Tout comme elles ont transformé les pratiques artistiques et narratives, les innovations technologiques ont modifié les pratiques individuelles, mais sur un autre plan. L’utilisation généralisée des smartphones et des ordinateurs a profondément changé les comportements quotidiens du visiteur et l’a conduit, aussi inattendu que cela puisse paraître, à une forme de familiarité avec la notion d’archives et avec les pratiques archivistiques, bien qu’il n’en ait généralement pas pleinement conscience. Cette explication tient plus, à ce stade, de l’intuition que du fait établi dans la mesure où elle n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune étude scientifique et/ou sociologique. Il est toutefois possible d’avancer sans l’ombre d’un doute que l’invention du disque dur a modifié le fonctionnement proprement humain de la mémoire. Si le processus mémoriel qui consiste à relier des points entre eux, les souvenirs, pour reconstruire le déroulement d’un évènement, reste le même, les lieux de stockage de ces points ne se situent plus majoritairement dans les cellules grises du cerveau mais dans les cellules siliconées du disque dur « externe », qui comme nous le savons, offrent des capacités quasiment illimitées.  Pour se souvenir, on prend des photos, des notes sur son téléphone, on envoie des messages, on place des alertes dans un agenda électronique. En somme, on crée à longueur de temps des archives de sa vie quotidienne. Vient ensuite, et régulièrement, la phase du tri, du classement, de l’élimination, de la conservation à court, moyen et long terme, de toutes ces données. L’arborescence d’un ordinateur avec ses dossiers, ses fichiers, leur nommage etc. ressemble étrangement aux modèles de classement des fonds d’archives. Le profil du parfait archiviste en herbe se dessine en creux. De plus, tous ces documents, essentiels à notre survie psychologique, affective et parfois même biologique, se logent au fond d’une poche ; ils sont convocables à tout moment et en toute sécurité, pour peu que l’on ait pris soin de mettre ses logiciels à jour. Ce comportement amène l'artiste suisse Uriel Orlow à affirmer que « l’archive est devenue une sécrétion délibérée et calculée de la mémoire perdue (…), elle est une prothèse de la mémoire »12 . Il est fort probable que ces pratiques individuelles inédites éclairent les archives d’un jour nouveau aux yeux du visiteur. La présence de documents d’archives dans une exposition, et en nombre, devient alors un attendu et une évidence pour ce dernier.


Enfin, cette accoutumance à l’acte d’archiver réveille et nourrit une dimension de l’archive qui, jusqu’à peu, ne touchait que les initiés mais tend à se démocratiser : sa valeur émotionnelle/évocatrice. Celle-ci réside en premier lieu dans la matérialité du document d'archives. Si l’on peut aisément en numériser le contenu de nos jours, il en va différemment de son support, qui reste quant à lui irréductiblement ancré dans la temporalité qui l’a vu naître.    « La pulsion d’archive renvoie (…) à un choc de temporalité, à un effort pour faire émerger le passé dans le présent et le présent dans le passé »13 . C’est précisément ce choc qui concourt au succès de l’exposition sur le rouleau des Templiers, ou à celles de l’AfricaMuseum de Bruxelles, évoquées précédemment. La « charge émotive » (Yvon Lemay) des archives procède d’une rencontre entre le document et le visiteur. « Qu’elles nous rendent tristes ou qu’elles nous fassent rire, qu’elles nous émerveillent ou nous rendent nostalgiques, qu’elles nous bouleversent ou nous illuminent, les archives sont à même de nous émouvoir parce qu’elles ont la capacité d’évoquer, c’est-à-dire de rappeler les choses oubliées, de les rendre présentes à l’esprit. »14 . Par les émotions qu’il suscite, le document d’archives entraîne le visiteur en marge du parcours collectif et l’encourage à se placer dans une sphère plus personnelle où il sera mieux à même de faire sien les contenus proposés.

« En plus de servir à prouver, à témoigner et à informer, les documents d’archives possèdent aussi la capacité de toucher, de troubler, d’émouvoir »15
L’intérêt croissant des artistes et des visiteurs pour les archives vient en révéler une dimension encore peu explorée dans la littérature archivistique, celle de l’usage qui est fait des archives. Prolongeant le schéma du Records continuum de Franck Upward, Yvon Lemay propose d’y intégrer une cinquième dimension, celle de l’exploitation des archives. 
 


 

Quête de sens ou d'explication, volonté de redéfinir la frontière entre l'art authentique et ce qui prétend en être, autorité morale de l’artiste contemporain sur la postérité de son œuvre,  enthousiasme du public pour les projets culturels collaboratifs, « goût de l’archive », accoutumance à sa pratique dans la vie quotidienne, attrait pour l’émotion mémorielle, pour la matérialité, l’authenticité et la temporalité du document d’archives, sont autant d’attitudes qui, en se combinant, replacent les archives au cœur du dispositif muséal et dessinent de nouveaux chemins à explorer. Nous avons volontairement limité nos exemples au cadre des lieux d’exposition d’art et des musées, des parcours et manifestations culturelles qu’ils proposent. Mais un même engouement pour les archives se développe dans bien d’autres domaines comme la littérature, la musique, la danse, le cinéma. Le mot est omniprésent, au singulier ou au pluriel. Le concept devient familier. Il n’est dès lors presque plus surprenant que la réalisatrice Sofia Coppola intitule la publication rétrospective de son travail :

Sofia Coppola Archive
(Mack, London, septembre 2023)

Le premier tirage a été épuisé le jour de sa mise en vente.

 


 

 

Caroline BECKER, directrice des opérations et webmestre du PIAF


Notes 

 

1. Le procès des Templiers, Archives nationales, 75003, Paris (13 septembre 2023- 15 janvier 2024).
2. Antony Gormley, critical mass, Musée Rodin, Paris (17 octobre 2023-3 mars 2024).
3. IKONAR Constellations d’archives, Musée Photo Élysée, Lausanne (4 novembre 2022-29 janvier 2023).
4. Lars WILLUMEIT et Stuart ALEXANDER, Catalogue de l’exposition IKONAR Constellations d’archives, Photo Élysée/Les éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2022, page 13.
5. Idem, page 12.
6. Le Musée royal de l’Afrique centrale, également connu sous le nom d'AfricaMuseum, est une institution de renom dédiée à la recherche scientifique et figure parmi les musées les plus visités de Belgique. Il propose aux visiteurs une exploration approfondie de la diversité culturelle et naturelle de l’Afrique centrale à travers des collections historiques et des réalisations artistiques contemporaines.
7. My name is no-body, AfricaMuseum, Bruxelles (Belgique), 29 octobre au 12 novembre 2023.
8. Zoo humain, au temps des exhibitions coloniales, AfricaMuseum, Bruxelles (Belgique),  9 novembre 2021 au 6 mars 2022.
9. Source : Site de l’AfricaMuseum, https://expohumanzoo.africamuseum.be/
10. Source : Le bureau des heures invisibles, https://bureaudesheuresinvisibles.art/en/).
11. Archive Fever, International Center of Photography, New York (18 janvier-4 mai 2008).
12. Uriel ORLOW, « Latent Archives », Memory, Whitechapel Gallery and the MIT Press, 2012, page 204.
13. Gabriel FERREIRA ZACARIAS, « Introduction : quel concept pour l’art des archives », Marges Revue d’art contemporain, n°25, 2017, page 12, https://journals.openedition.org/marges/1308?lang=en
14. Yvon LEMAY, « Archives et création : perspectives archivistiques », Girona, 2014, page 13, https://www.girona.cat/web/ica2014/ponents/textos/id5.pdf
15. Yvon LEMAY, « Art et archives : une nouvelle perspective archivistique », Encontros Bibli : revista electrônica, 2009, page 66, https://periodicos.ufsc.br/index.php/eb/article/view/1518-2924.2009v14n…